Formation

Sophie Viger, 42 : « C’est notre quête du Graal : privilégier l’apprentissage par l’autonomie »

Par Philippe Guerrier | Le | Organisme de formation

Série d’interviews « 10 ans de digital learning » (volet 4/4) : Sophie Viger, Directrice générale de 42, aborde le parcours du campus atypique de formation de développeur créé par Xavier Niel en 2013. Comment l'école 42 est devenue un réseau global d’apprentissage du numérique ?

Interview spécial 10 ans de l'école 42 avec sa directrice générale Sophie Viger - © Xavier POPY/REA
Interview spécial 10 ans de l'école 42 avec sa directrice générale Sophie Viger - © Xavier POPY/REA

« Le changement est d’abord une question de volonté sans nécessairement disposer de moyens conséquents », selon Sophie Viger. La directrice générale de 42 explique comment le campus de formation au métier de développeur s’est transformé depuis sa nomination en 2018.

Depuis la création de 42 à Paris sous l’impulsion de Xavier Niel (dirigeant fondateur d’Iliad-Free) en 2013, l’influence de l’approche pédagogique originale et du modèle s'étend désormais au monde entier.

En 2023, 42 a célébré ses 10 ans d’existence. Après avoir pris la direction générale en octobre 2018, quelles impulsions de transformation avez-vous donné ?

Je me suis fixé 3 objectifs en prenant mes fonctions :

  • l’ouverture à la candidature de profils plus variés et de publics plus larges.
    • C’est un constat : le paysage de l’informatique demeure assez masculin. Il véhicule beaucoup de stéréotypes, avec l’esprit geek qui effraie parfois des personnes susceptibles d’être intéressées par des métiers du numérique. Pourtant, les opportunités ne manquent pas avec une certaine valorisation professionnelle, des salaires attractifs et la possibilité de s’ouvrir à d’autres horizons géographiques.
    • Nous avons mené beaucoup d’actions pour favoriser l’intégration des femmes dans le secteur numérique freiné par un manque global de main d’œuvre.
    • J’ai également fait sauter la limite d’âge de 30 ans pour l’entrée à 42 qui existait à ma prise de fonction.
  • la mise en place d’un plan inclusion enclenchée mi-2021.
    • C’est un programme d’expérimentation à travers lequel nous élargissons les publics dits vulnérables ou précaires : jeunes issus de l’aide sociale à l’enfance, réfugiés, femmes victimes de violences, personnes LGBT+ en situation de rejet, personnes en situation de handicap…Nous nous appuyons sur les associations pour détecter les potentiels, les accompagner pendant la formation et les convaincre.
    • Nous cherchons à développer une réelle mixité à travers des valeurs humanistes et la solidarité favorisées par l’apprentissage de pair à pair.
  • le développement extraordinaire de 42 à l’international. Nous avons maintenant 52 campus dans 31 pays.
    • au-delà de l’excellence dans l’informatique, de la gratuité de la formation et de l’absence de condition de diplôme pour y accéder, nous avons resserré la vis sur la qualité. Nous avons reformaté le tronc commun à tous les campus en rendant obligatoire des parcours d’apprentissages sur l’algorithmie, la programmation orientée objet, le développement continu, les réseaux, et le Web.
    • Un développeur doit avoir une certaine ouverture d’esprit et de compréhension des produits et des marchés et se montrer agnostique d’un point de vue technologique. Trop coller à une technologie ou à un langage informatique constitue un problème pour avancer dans les projets.
    • Nous avons aussi beaucoup développé la partie Advanced Curriculum avec des branches dédiées à la blockchain, à la réalité virtuelle et l’IA.

A votre arrivée chez 42 en 2018, vous avez hérité d’une situation difficile notoirement connue, en termes de management et de pratiques sexistes. Comment avez-vous accentué le volet de la mixité ?

Je ne vais pas défendre les actions de mes prédécesseurs mais cette situation d’inélégance n’était pas propre à 42. Elle était mécanique et observée dans la plupart des écoles avec un management fortement masculin.

Le changement est d’abord une question de volonté sans nécessairement disposer de moyens conséquents.

Désormais, un tiers des apprenants à 42 sont des femmes. Les mentalités et les comportements changent naturellement. J’ai pris aussi dans mon équipe des femmes qui disposent de postes à responsabilités.

Combien d’apprenants avez-vous formé à 42 depuis 10 ans ? Quel est le rythme actuel ?

  • Actuellement, nous avons 18.000 étudiants dans notre réseau international de campus, dont 7.350 en France.
  • Depuis la création de 42, nous avons probablement formé le double.
  • A l’horizon 2027, nous souhaitons disposer d’une base de 25.000 apprenants en formation en rythme annuel, en comptant sur un élargissement de notre réseau mondial.

En France, nous affichons un taux d’emploi de 100 % si l’apprenant se donne la peine d’aller jusqu’au bout du tronc commun d’apprentissage, que l’on peut pousser à 24 mois au maximum mais la période moyenne est de 12 à 13 mois.

Il existe des effets de bord dans certains campus ou pays avec des situations plus tendues qu’en France. Nos apprenants peuvent être rapidement happés par le marché sans avoir fini le cursus. Ce qui nécessite des adaptations en fonction des marchés mais sans renier sur la qualité.

Mais il faut ôter toute illusion : on ne devient pas développeur en 6 mois. Il faut poursuivre les efforts de formation toute la vie.

C’est la quête du Graal de 42 : privilégier l’apprentissage par l’autonomie. En plus, à Paris, nous avons choisi la flexibilité : notre campus est ouvert 7 jours sur 7, 24 heures sur 24.

La situation est unique en France : toutes les formations de 42 sont financées soit par Pôle emploi, soit par la Grande Ecole du Numérique qui fournit des bourses.

Mais, pour subvenir à leurs besoins, la plupart de nos étudiants ont besoin d’avoir un emploi à mi-temps à côté. Ce qui nécessite une certaine discipline et un certain courage de la part de nos étudiants pour tenir le rythme.

Le rythme demeure-t-il aussi intensif dès la phase de « la piscine » (session de sélection des candidats à l’entrée de 42) ?

Chaque personne a tendance à vouloir donner le meilleur d’elle-même lors de « la piscine ». C’est inutile de s’épuiser sur cette phase qui dure un mois. Et ce, sans avoir la certitude d’être pris à la fin.

Je pense qu’il est possible de bien s’en sortir en effectuant des créneaux quotidiens de 9H00 à 19H00. Une fois admis à 42, il vaut mieux conserver un certain rythme d’apprentissage. Mais y consacrer moins de 20 heures par semaine n’est pas suffisant.

Sur une année, nous accueillons en moyenne 3.260 candidats en piscine.

Trouve-t-on encore des apprenants qui dorment dans des couettes dans les couloirs de 42 ?

Nous avons tous en tête la photo remontant à 2015 d’un ancien président de la République en visite à 42 qui déambule au milieu…Cela n’existe plus. La pandémie Covid-19 est passée par là. Ces pratiques ont été stoppées.

Actuellement, nous réalisons des travaux d’agrandissement dans le bâtiment historique de 42 pour doubler le nombre de stations de travail et accueillir plus d’apprenants. Nous allons passer de 810 (pour 5.000 apprenants) à 1.600 (pour atteindre 10.000 voire 12.000 apprenants).

Nous allons aussi agrandir le fab lab et monter un laboratoire à impact social.

NOC 42 en soutien à l’hébergement des étudiants

« • Pour la partie hébergement, dans le cadre de l’appel à projets urbains Réinventer Paris, nous avons acquis des bâtiments en face de notre établissement situé Boulevard Bessières (17e) à Paris. Nous occupons l’espace pendant la durée des travaux de rénovation qui ont démarré.
• Baptisé NOC 42 (acronyme de « Not Only Campus »), cela ressemblera à une auberge de jeunesse avec des logements temporaires pour accueillir les apprenants, y compris ceux qui ont plongé dans la piscine et ceux qui viennent de province ou de l’étranger pour visiter ou intégrer 42.
• L’ouverture officielle de NOC 42 devrait survenir courant 2025", déclare Sophie Viger.

42 dispose de la certification Qualiopi depuis le 27 septembre 2021. Parallèlement, exploitez-vous des titres RNCP ?

Nous avons 2 titres RNCP que nous exploitons depuis 2021 mais nous avons établi des jurys que depuis 2022 :

  • titre « concepteur développeur de solutions informatiques » de niveau 6 (RNCP36135) ;
  • titre « expert en architecture informatique » de niveau 7 (RNCP 36137). 

Au démarrage, 42 se positionnait plutôt comme une organisation « anti-diplôme ». Mais nous avons changé d’avis.

Le diplôme n’est toujours pas un passage obligé. Chez 42, nous considérons qu’un morceau de papier n’atteste pas des compétences informatiques d’une personne.

Néanmoins, la réglementation a évolué dans notre sens, notamment sur la possibilité de reconnaître des formations sans avoir l’obligation de présenter en face des professeurs ou d’afficher des horaires fixes d’apprentissage.

Nous nous sommes rendu compte aussi que le fait de délivrer des diplômes permettait d’améliorer la diversité des publics. Cela convainc davantage les femmes et cela rassure tous nos interlocuteurs sur le marché de l’emploi dans l’informatique.

C’est un atout également pour accueillir des apprenants venus de l’étranger et pour ceux qui cherchent des passerelles pour changer de métier.

Quelles sont les sources de financement pour soutenir les activités de 42 ?

Nous avons varié les sources :

  • les donations dont Xavier Niel, fondateur de 42, mais aussi celles d’autres personnalités ou d’entreprises ;
  • les contrats d’apprentissage et la collecte de la taxe d’apprentissage. Nous essayons de convaincre les entreprises de participer à notre projet social, philanthropique et d’excellence ;
  • le réseau international 42 (31 pays) : nos partenaires versent des ‘fees’ sous forme de licences de marque pour participer au développement de nos activités et accéder à nos outils et à notre savoir-faire. Les profils de nos partenaires sont différents :
    • étatiques (comme en Corée, en Turquie, aux Emirats Arabes Unis…),
    • des philanthropes (42 Tokyo au Japon avec l’entrepreneur Keishi Kameyama ou Codam aux Pays-Bas via the Sofronie Foundation),
    • des fondations d’entreprise (Allemagne, Espagne…),
    • des clusters d’entrepreneurs (Belgique…),
    • des universités (Italie).

Quelles sont les prochaines étapes de déploiement de 42 en 2024 ?

Nous n’avons pas vraiment de feuille de route pour l’extension. Nous avançons au gré de nos souhaits et des demandes que nous recevons.

Parfois, nous sommes obligés de faire des pauses dans les projets.

  • C’est le cas à Naplouse en Cisjordanie mais aussi à Haïfa (nord d’Israël) en raison du conflit actuel.
  • Au Proche-Orient, nous avons aussi signé pour l’implantation d’un campus au Liban, en partenariat avec CMA CGM.

Xavier Niel joue parfois le rôle d’ambassadeur de 42 dans le cadre d’un déplacement ministériel ou d’une visite officielle du président de la République à l’international.

En soi, 42 est une sorte de soft power qui représente les valeurs françaises : liberté, égalité et fraternité.

Pour ma part, je procède régulièrement à des audits de qualité des apprentissages prodigués dans le réseau international de 42. Je suis toujours aussi émerveillé de voir que notre pédagogie a changé la vie de milliers d’étudiants à travers le monde.

Il arrive que des couacs surviennent dans les implémentations du réseau 42. Que s’est-il passé récemment à Nice et de manière plus lointaine dans la Silicon Valley ?

  • Le cas de Nice est rarissime chez 42. Il existe une suspicion de mauvaise gérance de l’association locale partenaire et l’école a dû fermer ses portes dans le courant de l’été 2024 sur fond de procédure judiciaire, 3 ans après l’ouverture du campus.
    • La Région Paca et la Métropole, qui avaient versé des subventions, ont engagé un audit toujours en cours. De notre côté, nous avons tout mis en œuvre pour maintenir la formation des apprenants concernés avec des cours en ligne et pour maintenir les candidatures à la piscine sur d’autres campus (6 en France).
    • L’histoire ne s’arrête pas là car notre modèle est hyper résilient. Le 11/12/2023, nous avons annoncé la réouverture de 42 à Nice pour janvier 2024 qui accueillera 300 apprenants. Le campus sera remodelé au niveau local.
  • Pour le cas de l’implantation dans la Silicon Valley, c’est un autre contexte : nous avions ouvert l’école 42 à Fremont (Californie) en 2016 puis fermé le campus en 2020.
    • Le modèle ne fonctionnait pour différentes raisons : absence d’un opérateur local du marché américain, inadaptation du produit et de la localisation du campus…
    • Kwame Yamgnane, cofondateur de 42 Silicon Valley [ndlr : également cofondateur de 42 à Paris en 2013], a quitté son poste dans le courant du premier semestre 2019 alors que je venais de prendre mes fonctions chez 42. Depuis, il est resté dans ce domaine de l’éducation et avance de son côté indépendamment.
    • Pour 42, nous reviendrons probablement sur le marché américain mais sur un autre modèle et avec un autre partenaire.

Au sein de 42, comment l’apprentissage du code informatique est impacté par l’essor de l’IA générative ?

C’est une belle avancée technologique et un bel outil de productivité. Mais, nous prenons du recul chez 42. Même si l’IA peut générer du code correctement à 80 %, il reste des doutes sur 20 %.

Au final, nous préférons que les étudiants apprennent la maîtrise de 100 % du code. Cela permet de développer plus vite mais il faut poursuivre l’apprentissage des bases.

Comment développez-vous les jonctions entre le campus pédagogique 42 et le campus d’innovation Station F, également créé par Xavier Niel ?

Nous avons monté au sein de 42 le programme d’accompagnement Start-Up Club qui permet d’identifier les porteurs de projets start-up. Pour une partie d’entre eux, ils peuvent intégrer le programme d’incubation 42 à Station F qui propose une trentaine de places et qui est passé de 6 à 9 mois.

La cinquième promotion (batch), qui accueille 15 start-ups, se déroule sur le 2ème semestre 2023.

42 Start-Up Club : transformation des étudiants en start-uppers

« • 51 start-ups ont été créées depuis le lancement du 42 Start-Up Club en 2020. 148 M€ ont été levées pour soutenir ces start-ups.
• Certaines rencontrent du succès comme BeReal (réseau social) ou Recast.AI (acquis par SAP en janvier 2018).
• Il est probable qu’une start-up issue du 42 Start-Up Club ait été hébergée dans le programme d’incubation 42 à Station F et financée par Kima Ventures (fonds d’investissement de Xavier Niel dans les start-ups) », déclare Sophie Viger.

Xavier Niel vient-il souvent à la rencontre des apprenants de 42 ?

Il y a beaucoup d’interactions avec eux et Xavier Niel se montre extrêmement disponible. Il passe aussi régulièrement dans nos locaux, notamment pour accompagner des délégations étrangères en visite.

Il arrive que l’on monte des parcours de présentation à la fois à Station F et à 42. C’est le cas pour des délégations chinoises. Nous échangeons avec de potentiels partenaires pour l’ouverture d’un campus dans ce pays.

Adaptation d’une interview de News Tank RH publiée le 28/12/2023. Accédez à l’offre Découverte