Interim digital et plateformes : enquête sur la bataille pour capter le travail indépendant
Par Philippe Guerrier | Le | Intérim
Affaire Staffmatch vs Brigad (suite) : entre agences d’intérim et plateformes numériques, six acteurs réagissent sur le débat vif de la mise en relation entre recruteurs et travailleurs indépendants.
(Update 26/11/2020 à 12 :44) C’est un peu l’arbre qui cache la forêt. Derrière la bataille en justice opposant Staffmatch à Brigad se déroule un débat animé entre les acteurs homologués de l’intérim et les plateformes numériques de mises en relation avec les travailleurs indépendants.
L’arrêt rendu en référé le 12 novembre 2020 par la Cour de Cassation sert de catalyseur pour alimenter des approches différentes de marché visant à rapprocher les travailleurs indépendants des entreprises qui recrutent pour des missions ponctuelles.
Rappelons l’enseignement principal de cet arrêt : une plateforme numérique de mise en relation de travailleurs indépendants avec des employeurs [comme Brigad], n’appliquant pas la réglementation sur le travail temporaire, ne cause pas de trouble manifestement illicite à une agence de travail temporaire [comme Staffmatch].
Avec l’appui de son média partenaire News Tank, RH Matin a recueilli l’avis de cinq acteurs entre organisation institutionnelle qui fédère les réseaux et les agences d’intérim (Prism’emploi) et startups HR Tech (StaffMe, QAPA, Gojob, Badakan).
Le canevas de questions était similaire :
- Que vous inspire cet arrêt de la Cour de Cassation ? Quel impact pour le marché de l’intérim et sur la mise en relation de travailleurs indépendants avec les employeurs ?
- Quelles réponses faut-il apporter pour éclaircir le débat sur ce point central de l’arrêt ?
Pour disposer d’un panorama complet, nous avons également interrogé la société demanderesse Staffmatch pour connaître ses intentions après la série de décisions en référé en sa défaveur. Le volet en justice est loin d’être achevé, selon Jonathan Bellaiche, Avocat associé chez Goldwin Avocats, qui défend les intérêts de Staffmatch (voir encadré en bas de l’article).
Voici la série des réactions recueillies dans le courant de la semaine. Elle démontre un débat vif qui demandera à la fois une réponse de la part de la justice après examen au fond et probablement des éclaircissements du cadre juridique de la part du gouvernement et/ou du législateur alors que deux modes de travail cohabitent (le salariat et le travail indépendant) et que le numérique comme outil de mise en relation provoque de secousses.
Isabelle Eynaud-Chevalier, Déléguée générale de Prism’emploi
Dans une interview accordée le 19 novembre à notre partenaire média News Tank RH, Prism’emploi, la Fédération professionnelle patronale de l’intérim, a réagi à l’arrêt rendu en référé le 12 novembre 2020 dans l’affaire Staffmatch vs Brigad.
« Les plateformes numériques de mise à disposition de travailleurs indépendants bénéficient d’un régime beaucoup moins coûteux que celui du salariat sur le terrain de la protection sociale. Nous avons analysé le modèle économique de ces plateformes et constaté que, comme elles ne paient ni les cotisations patronales de sécurité sociale ni les cotisations conventionnelles, elles font des économies de l’ordre de 4 à 4,5 euros par heure prestée par rapport à une entreprise de travail temporaire. »
« Les plateformes peuvent donc se permettre trois choses :
- offrir des prestations moins chères qu’une entreprise de travail temporaire ;
- mieux rémunérer en net les travailleurs indépendants qu’elles mettent à disposition que les salariés intérimaires ;
- s’attribuer des marges supérieures à celles des entreprises de travail temporaire (ETT).
Nous nous attendions à cette décision de la Cour de Cassation
Ces agissements peuvent représenter une concurrence déloyale face au mieux-disant social des contrats d’intérim. C’est pour cette raison que Staffmatch est allé sur le terrain du référé pour obtenir le constat de fraude à la loi, et faire cesser les activités de Brigad qui exerce sur le même secteur de l’hôtellerie/restauration que Staffmatch. »
« Nous nous attendions à cette décision de la Cour de cassation. Compte-tenu de la procédure de référé utilisée par Staffmatch, le juge a indiqué qu’il ne pouvait juger le litige que sur la question de l’urgence, sans se prononcer sur la question de fond : le contournement du droit du salariat par les plateformes de mise en relation. »
« L’arrêt de la Cour de cassation ne porte donc que sur la forme du litige, et constate l’absence d’indices clairs permettant de renverser la présomption de non-salariat des travailleurs des plateformes. Il appartient aux juges du fond d’analyser au cas par cas si les situations de fait relèvent du salariat ou du régime d’indépendant. »
« Les pouvoirs publics devraient préciser sur le plan du droit la définition légale d’un travailleur indépendant, qui est encore trop faible aujourd’hui. Les juges ne disposent d’aucune base légale pour juger d’un véritable travail indépendant. Cette modification du droit pourrait rendre plus claire la ligne de partage entre ce qui relève du salariat et ce qui relève du travail indépendant. »
Pour en savoir plus sur Prism’emploi :
- Interview intégrale disponible sur News Tank RH (accessible par abonnement)
- Site Web officiel
Amaury d’Everlange, Président et cofondateur de StaffMe
StaffMe se positionne comme une plateforme française de mise en relation entre jeunes freelances et entreprises pour la réalisation de missions ponctuelles. Elle est non adhérente à Prism’emploi.
« Au côté de l’Association des Plateformes d’Indépendants (API), nous nous félicitons d’abord de cette décision qui vient renforcer le modèle des plateformes d’intermédiation, en confirmant ou plutôt en rappelant de façon très claire la licéité de notre modèle.
En effet, dans ce contentieux, StaffMatch et le syndicat professionnel de l’intérim, Prism’emploi, semblaient vouloir ignorer tous les textes de loi qui donnent un cadre pourtant très clair aux activités d’intermédiation digitale des plateformes d’indépendants.
Intérim et plateformes sont complémentaires
Pour nos plateformes, cette décision n’est pas une surprise, mais elle est néanmoins très importante, notamment vis-à-vis de nos nombreux clients, qui ont pu être déstabilisés par la campagne de presse de certains acteurs de l’intérim contre nous.
Quant aux conséquences sur le secteur de l’intérim lui-même, elles seront très faibles. Les plateformes d’indépendants et les agences de travail temporaires :
- opèrent sur des marchés très différents : prédominance des services d’un côté, BTP-Industrie de l’autre ;
- répondent à des besoins très différents : renfort très ponctuel et très grande flexibilité d’un côté, solution institutionnalisée et récurrente de flexibilité de l’autre ;
- font enfin appel à des travailleurs eux-mêmes très différents : étudiants ou indépendants cherchant à maîtriser 100 % de leur emploi du temps et en quête de totale autonomie d’un côté (avec très fort turn-over), salariés en quête d’un équilibre flexibilité/sécurité dans le cadre du salariat (avec un turn-over plus faible).
Notre conviction, chez StaffMe et chez les autres plateformes, n’a pas changé : intérim et plateformes sont complémentaires, nous n’adressons pas les mêmes besoins, il faut donc apprendre à coexister de façon responsable !
L’appréciation de la Cour de Cassation indique de façon claire que le modèle des plateformes est fondamentalement différent de celui d’une entreprise de travail temporaire : une plateforme d’intermédiation permet la mise en relation d’un indépendant avec un donneur d’ordre et, à la différence d’une agence d’intérim, elle ne recrute pas et ne rémunère pas des travailleurs mis à disposition.
Raisonnons par l’absurde : si la Cour de Cassation avait estimé que nos plateformes étaient des agences d’intérim, alors le secteur de l’intérim aurait pu arguer d’un monopole sur toute forme de mise en relation, digitale ou non, dans le domaine des ressources humaines.
En réalité, ce qu’implique cette décision de la Cour de Cassation, c’est qu’il ne faut pas mélanger les sujets. Ce n’est pas en plaquant un modèle ancien (l’intérim bénéficie d’un cadre légal construit en 1972, et perfectionné au début des années 1980, soit il y a près d’un demi-siècle) qu’on résout les problèmes actuels. Le « tout salariat » n’est ni souhaité par les travailleurs des plateformes, ni souhaité par le législateur !
Pour StaffMe comme pour l’API, l’association qui représente nos plateformes, ces débats et ces décisions plaident pour l’ouverture d’un nouvel espace de discussion juridique et politique sur le travail indépendant lui-même.
L’objectif, ce n’est pas de plaquer le salariat sur ces nouveaux travailleurs indépendants et les plateformes qui les aident à trouver des clients, c’est de créer un modèle responsable socialement et respectueux de leur désir de liberté.«
»Avec notre tarif minimal de 13,20 euros de l’heure pour les jeunes qui utilisent notre solution, les Staffers, l’octroi gratuit d’une assurance responsabilité civile professionnelle et contre les accidents du travail, la création d’une StaffMe Academy, pour la formation, nous essayons chez StaffMe de bâtir ce modèle responsable, mais nous avons maintenant besoin des pouvoirs publics et de l’ensemble des parties prenantes pour définir un cadre officiel et ainsi permettre à chacun de choisir le mode de travail qui lui correspond le mieux.«
Pour en savoir plus sur StaffMe :
- Article récent sur RH Matin
- Site Web officiel
Stéphanie Delestre, Chairman et cofondatrice de QAPA
QAPA est une agence d’intérim 100 % digital, qui dispose du statut ad hoc depuis 2016.
« Nous reconnaissons qu’il y a une demande pour d’autres formes d’emploi que le salariat de la part en particulier des jeunes qui cumulent plusieurs activités : études + auto-entreprenariat ou CDD/intérim/saisonnier. »
« Il est important de souligner qu’un auto-entrepreneur travaille à la mission et ne peut pas recevoir ‘d’ordre d’un manager’ (ex : ‘il faut arriver à telle heure, 'il faut faire x de productivité’, etc.), il ne peut donc pas travailler en entreprise ou dans un entrepôt. »
« Certaines entreprises détournent la loi pour diminuer leurs coûts, en ne payant pas la protection sociale d’un salarié. »
« Nous sommes des ardents supporteurs du contrat social français, qui privilégie la protection des Français et qui demande aux employeurs d’assurer une grosse partie du financement de la sécurité sociale et de la protection sociale. »
« Les coûts associés de notre protection sociale sont réels mais ils protègent le salarié dans le long terme. »
« En ce temps de Covid-19, il est important de rappeler que la sécurité sanitaire de chacun est importante, ainsi que l’accès aux soins quasiment gratuit. »
« Nous sommes attentifs à la protection de nos salariés intérimaires, qui bénéficient tous de la protection sociale mais aussi de la prise en charge de tous les coûts administratif (contrats) et de recouvrement (paiement) garantissant le revenu de chacun, ainsi que les facilités de cash comme des acomptes à la semaine. »
« Aujourd’hui, QAPA privilégie l’intérim, mais nous nous intéressons à tous les types de contrats qui permettent de répondre aux attentes des cols bleus, y compris les jeunes pour accélérer l’emploi en France. »
Pour en savoir plus sur QAPA :
- Article récent sur RH Matin : voir interview dans l’édition du jour
- Site Web officiel
Pascal Lorne, CEO et fondateur de Gojob
Gojob a développé une place de marché du travail pour les travailleurs dans les secteurs de la logistique, de l’industrie et du tertiaire. Elle est adhérente à Prism’emploi.
« Brigad a développé un modèle intéressant à destination des restaurateurs. Ce secteur partage beaucoup de points commun avec les taxis : des exploitations de petite taille, atomisées, en pénurie de main d’oeuvre, avec beaucoup de flux financier en liquide. Donc le recours au travail au noir y est largement pratiqué. »
« A cet égard, les plateformes comme Brigad sont en mesure d’assurer une transaction de qualité avec une traçabilité financière, un cadre juridique et parfois même des compléments sociaux tels que des cotisations retraite et maladie complémentaires. En ce sens, ces acteurs, lorsqu’il travaillent correctement - et c’est le cas de Brigad - apportent un véritable plus aux travailleurs, comme au secteur globalement”.
Il est temps de délimiter les contours des secteurs qui se prêtent à l’auto-entreprenariat.
« Une vigilance devra être conservée afin que les dispositions qui apportent un vrai plus à ces secteurs particuliers ne soient pas perçues comme des failles au droit du travail qui continue à être en vigueur pour le reste de l’économie, notamment l’industrie, la logistique ou le BTP, ou certaines plateformes mercenaires ont tenté de restaurer le tâcheronnage en plaçant des auto-entrepreneurs qui viennent concurrencer, à vil prix et sans aucune protection pour le travailleur, les emplois des salariés de nos PME. »
« Il est probablement temps de délimiter les contours des secteurs qui se prêtent à l’auto-entreprenariat et de définir la zone rouge à ne pas franchir. Si cette pratique fait du sens pour les petites entreprises du secteur du transport et de la restauration, elle doit être bannie dès lors que l’entreprise dépasse les 5 salariés. Au risque de revenir 100 ans en arrière en termes de protection sociale acquise de longue lutte pour le progrès de l’Humanité (chômage, retraite, maladie, congés..). »
Pour en savoir plus sur GoJob :
- Article récent sur RH Matin
- Site Web officiel
Bruno Calvo, CEO et cofondateur de Badakan
Badakan est une solution technologique qui permet aux entreprises de trouver et gérer leur personnel pour des missions courtes. Elle est non adhérente à Prism’emploi.
« Les discussions entre ces deux sociétés et les décisions rendues font ressortir deux tendances majeures dans lesquelles Badakan s’inscrit depuis sa création :
- les entreprises utilisatrices recherchent de plus en plus de flexibilité dans la gestion de leurs équipes, tout en s’inscrivant dans un cadre légal irréprochable.
- La flexibilité attendue par nos clients passe nécessairement par l’utilisation de contrat de travail de courte durée. C’est grâce à l’innovation et la technologie que nous répondons à cette attente et que nous parvenons à digitaliser 100 % du process d’un CDD de quelque heures ou quelques jours. »
« Il existe en France un dispositif juridique bien précis qui restreint fortement l’utilisation de statut d’indépendant et, dans tous les cas, celui-ci ne peut venir remplacer celui de salarié lorsqu’un contrat de travail s’impose par la nature même de la mission exécutée (lien de subordination, etc.). Là encore, les développements technologiques réalisés chez Badakan nous ont permis de construire une solution RH qui épouse parfaitement l’intégralité des articles du Code du Travail pour des contrats de courte durée afin de garantir à nos clients un cadre juridique sécurisé et irréprochable. »
Pour en savoir plus sur Badakan :
- Article récent sur RH Matin
- Site Web officiel
Le point de vue de Jonathan Bellaiche, Avocat associé chez Goldwin Avocats, au nom de Staffmatch
« Dans ce dossier, Staffmatch a assigné en référé pour faire cesser un trouble de ce qu’elle considère être de l’exercice illégal de travail temporaire. Des décisions ont été rendues en première instance, en appel et en Cour de Cassation. Mais le juge de référé est un juge du provisoire. Parallèlement, une plainte avec constitution de partie civile a été déposée. Il y a une autre instruction en cours au niveau pénal devant le tribunal judiciaire de Paris qui permettra de statuer sur le fond concernant la légalité de la plateforme Brigad », déclare Jonathan Bellaiche, Avocat associé chez Goldwin Avocats, que RH Matin a contacté le 24 novembre.
La justice considère que le litige Staffmatch vs Brigad est trop complexe pour être tranché définitivement en référé. Il faut passer par une procédure et une décision au fond. « Le débat est en cours et Brigad n’a pas gagné la bataille définitivement », commente Jonathan Bellaiche.
Rappelons que le premier référé sur ce dossier devant le tribunal de commerce de Créteil remonte à janvier 2018. La bataille devant la justice risque de prendre encore plusieurs années.