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Quel statut pour les travailleurs des plateformes numériques ? Les pistes du rapport Frouin

Par Philippe Guerrier | Le | Intérim

Comment « sécuriser les relations juridiques et les travailleurs sans remettre en cause la flexibilité apportée par le statut d’indépendant  » ? Fin 2020, la mission Frouin a rendu ses recommandations dans un rapport dense. Un débat qui se poursuivra courant 2021.

Réguler les plateformes numériques de travail - © D.R.
Réguler les plateformes numériques de travail - © D.R.

C’est un dossier qui a été suivi courant 2020 et qui continuera d’attirer l’attention en cette nouvelle année 2021 : « Réguler les plateformes numériques de travail » avec le focus du statut des travailleurs concernés. Le 2 décembre, Jean-Yves Frouin, ex-président de la chambre sociale de la Cour de cassation, a remis au Premier ministre Jean Castex son rapport dédié.

Dans le cadre d’une mission gouvernementale initiée par son prédécesseur à Matignon Edouard Philippe, cet expert des relations sociales s’était vu confier sous deux angles complémentaires entre janvier et juin 2020 la mission de formuler des propositions sur les travailleurs des plateformes numériques sous plusieurs angles :

  • statut;
  • dialogue social;
  • droits sociaux liés aux plateformes numériques de travail.

Objectif officiel : « sécuriser les relations juridiques et les travailleurs sans remettre en cause la flexibilité apportée par le statut d’indépendant ».

Jean-Yves Frouin a remis un rapport qui a été scruté par les catégories d’acteurs intéressés : syndicats, chambre professionnelle de l’intérim (Prism’emploi), les start-ups spécialisées dans la mise en relation entre entreprises et freelances et microentrepreneurs, et l’API qui réunit une vingtaine de sociétés numériques qui évolue dans ces domaines (Brigad, StaffMe, Stuart, Deliveroo, Frichti…).

La diffusion du rapport Frouin, accessible en téléchargement (fichier PDF) sur le portail Gouvernement.fr, intervient aussi dans un contexte tendu autour du statut de ses plateformes et de ses travailleurs susceptibles de heurter des organisations professionnelles installées comme Prism’emploi qui réunit les acteurs de l’intérim. Illustration avec le dossier en justice Staffmatch vs Brigad et ses réactions collatérales.  

Voici les principaux éléments synthétisés par notre partenaire média News Tank RH. 

Travailleurs indépendants : la zone grise de l’emploi

En guise d’introduction, le rapport Frouin considère que « les travailleurs indépendants des plateformes numériques sont dans la “zone grise de l’emploi”, cette zone incertaine entre travail indépendant et travail salarié ».

« Ils pourraient même faire valoir qu’ils sont des salariés pour en obtenir les droits s’ils sont en mesure d’établir qu’au-delà de la dépendance économique ils sont dans un (véritable) lien de subordination à l’égard des plateformes. »

« La France est sans doute le pays le plus avancé dans l’adoption d’une législation nationale, en vue d’améliorer les conditions de travail et de protection sociale, spécifique aux travailleurs de plateformes », estime le principal auteur du rapport. 

Tout en soulignant le manque flagrant d’encadrement juridique au niveau européen.

« Il n’existe pas actuellement d’instruments de droit social de l’Union européenne qui couvrent en tant que tels les travailleurs des plateformes numériques, si ce n’est à la marge. »

Clarifier le statut des travailleurs des plateformes

Le rapport émet trois hypothèses :

  • Un tiers-statut entre celui de salarié et d’indépendant. « Une telle novation risquerait de remplacer une frontière floue par deux frontières qui le seraient tout autant et le contentieux en requalification ne s’éteindrait pas (…) Pis, au lieu de servir l’objectif d’étendre les réglementations protectrices au plus grand nombre, ce statut créerait un nivellement par le bas »
  • La reconnaissance d’un statut de salarié à tous les travailleurs des plateformes. Une piste bénéfique mais « ce n’est, cependant, pas l’hypothèse de travail des pouvoirs publics ayant initié cette mission ».
  • La « solution du statu quo » avec néanmoins un statut de travailleur indépendant « qui pourrait être accompagné d’une tentative de sécurisation juridique en faisant disparaître les indices d’un lien de subordination ». En donnant les moyens au travailleur de se constituer sa propre clientèle ou fixer ses tarifs et les conditions d’exécution de sa prestation par exemple.

Garantir les droits des travailleurs et sécuriser les relations par le recours à un tiers

En matière de protection sociale du travailleur sur plateforme, le rapport suggère une proposition « innovante et de compromis » : généraliser le recours par les travailleurs des plateformes à un tiers pour les salarier.

Cette formule existe déjà dans le cas des entreprises de portage salarial et des coopératives d’emploi et d’activité, mais d’autres véhicules juridiques sont également possibles. Le dispositif « présente l’avantage de laisser au travailleur le choix du tiers auquel s’affilier ».

Dans son rapport, Jean-Yves Frouin y voit plusieurs intérêts :

  • Le travailleur sur plateforme est alors salarié par ce tiers, accède au régime général de la Sécurité sociale, à l’assurance chômage, à tous les droits et avantages liés au salariat (contrat en CDI aujourd’hui exigé pour l’accès au logement locatif dans les métropoles).
  • Il accède également à l’activité partielle et à des dispositifs comme le compte professionnel de prévention.
  • Toutes ces garanties ne le privent pas pour autant de la flexibilité et de l’autonomie : il n’a pas de réel lien de subordination, il reste libre de l’organisation de son travail.
  • Son salaire dépend du chiffre d’affaires que son activité apporte à la coopérative ou à l’entreprise de portage le salariant.

« Seul inconvénient de ce mécanisme » identifié dans le rapport : le surcoût de la contribution à payer à la coopérative ou à la société de portage.

Il est donc proposé d’en répartir la charge. D’abord la plateforme peut rétrocéder une partie de ses 20 ou 25 % de commission : elle a intérêt à cette forme de sécurisation ainsi qu’à conserver ses travailleurs les plus expérimentés.

Rapport Frouin : l’équilibre économique du recours à un tiers - © D.R.
Rapport Frouin : l’équilibre économique du recours à un tiers - © D.R.

La mission Frouin se prononce aussi en faveur d’un « statut commun des travailleurs » avec des acquis pour tous les profils (salariés et travailleurs indépendants) :

  • généralisation des comptes personnels ;
  • droits rechargeables ;
  • droit effectif au repos ;
  • droit à la reconversion.

Assurer une régulation collective des plateformes avec des représentants légitimes des travailleurs

Il faut organiser un dialogue organisant de manière négociée des règles communes, de manière à rééquilibrer les relations contractuelles et à réduire l’asymétrie de pouvoirs entre plateformes et travailleurs.

Le niveau pertinent du dialogue semble être celui du secteur d’activité et, à titre subsidiaire, celui de la plateforme.

La formation des représentants des travailleurs indépendants constitue un enjeu essentiel pour permettre un dialogue constructif et de qualité.

Il importe en particulier de les former au dialogue social et à la pratique de la négociation collective, à la spécificité de l’économie des plateformes et de la digitalisation et plus particulièrement à la gouvernance algorithmique.

Réglementer les plateformes numériques de travail

Six dispositions sont à prévoir selon le rapport Frouin :

  • Compléter les informations sur la prestation proposée par la plateforme ;
  • Encadrer le temps de travail ;
  • Étendre les droits sociaux des travailleurs ;
  • Fixer une rémunération minimale pour les VTC ou les livreurs ;
  • Durcir les conditions de la rupture des relations contractuelles ;
  • Certifier la déconnexion.

Contrôler les plateformes à travers une nouvelle autorité

Cette nouvelle autorité de régulation aurait plusieurs vocations :

  • Favoriser la mise en place du dialogue social au sein des plateformes ;
  • Jouer un rôle de médiateur en cas de litiges entre plateformes et travailleurs de plateformes ;
  • Présider à la mise en place du dialogue au sein des plateformes ;
  • Déterminer et calculer le tarif minimum prévu par la loi ;
  • Décider l’octroi, la suspension ou la suppression des licences aux plateformes.

Fin décembre, le rapport Frouin a permis de nourrir le début d’une concertation dans le cadre de l’agenda social sur les formes particulières d’emploi sous le pilotage du ministère du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion.

Les échanges sous l’égide d’Elisabeth Borne ont débouché sur la création d’une « task force » dirigée par Bruno Mettling (ex-DRH d’Orange) qui devra réfléchir sur les fondements du « dialogue social » à instaurer entre les travailleurs et les plateformes numériques dans le cadre de l’élaboration d’une ordonnance à boucler d’ici avril 2021 relative à la loi LOM (orientation des mobilités) de décembre 2019.

Les 13 recommandations finales du rapport Frouin :

Recommandation Périmètre
Écarter l’option d’un tiers statut entre celui de salarié et de travailleurs indépendant Toutes les plateformes
Rendre obligatoire après 6 à 12 mois d’exercice au moins à mi-temps, sur les plateformes tenues à une responsabilité sociale, le recours à un tiers, notamment une entreprise de portage salarial ou une coopérative d’activité et d’emploi Plateformes tenues à une responsabilité sociale
Missionner l’autorité de régulation des plateformes à l’effet d’organiser une négociation avec les plateformes sur le partage des frais de structuration collective via le recours à un tiers Plateformes tenues à une responsabilité sociale
Créer un avantage fiscal pour les travailleurs des plateformes recourant à la structuration par un tiers Plateformes tenues à une responsabilité sociale
Le dialogue social au sein des plateformes doit emprunter la voie de la négociation collective par secteur, avec des représentants élus des travailleurs, dans huit domaines Toutes les plateformes
À défaut d’accord collectif sur ces thèmes, imposer aux plateformes une obligation de transparence et d’information sur le fonctionnement des algorithmes, les modes d’évaluation et de notation des travailleurs ainsi que l’utilisation qui en est faite, les modalités de détermination des prix. Toutes les plateformes
Inscrire dans la loi un déplacement de la charge de la preuve pour les représentants des travailleurs : en cas de baisse d’activité dans une certaine proportion il appartient à la plateforme d’établir que cette baisse d’activité procède de motifs objectifs étrangers à l’exercice des fonctions de représentant. Toutes les plateformes
Soumettre à un régime d’autorisation préalable la déconnexion par la plateforme d’un représentant élu, qui serait examinée par l’Autorité de régulation des plateformes Toutes les plateformes
Ajouter aux informations que les plateformes doivent légalement communiquer à leurs travailleurs, en plus de la distance couverte et du prix minimal garanti, l’indication de la destination de la course. Plateformes dites de mobilité
Encadrer le temps de conduite des VTC à 60 heures hebdomadaires dans la zone dense urbaine d’Ile de France et prévoir un droit au repos Plateformes dites de mobilité
Fixer dans la loi le principe d’une rémunération minimale pour les travailleurs des plateformes tenues à une responsabilité sociale, correspondant approximativement au SMIC horaire après couverture des coûts d’exploitation, dont le niveau sera fixé par décret, sans préjudice de la fixation d’un niveau supérieur par le dialogue social au sein des plateformes Plateformes tenues à une responsabilité sociale
Introduire une obligation de notification au travailleur et de motivation de toute décision de déconnexion de la plateforme ou de diminution substantielle des commandes Plateformes tenues à une responsabilité sociale
Créer une autorité de régulation des plateformes chargée notamment de la tarification minimum, de la médiation, de l’organisation du dialogue et de l’octroi ou suspension de licence aux plateformes Toutes les plateformes